Rome, 23 novembre 1990

RAPPORT DE L'ASSOCIATION EUROPE ET ENTREPRISES A LA COMMISSION DES COMMUNAUTES EUROPEENNES, RELATIF A LA FISCALITE DES ENTREPRISES EN EUROPE

L’objectif du présent rapport est de présenter à la Commission les conclusions de l’Association Europe et Entreprises à l’issue des travaux préparatoires à un colloque organisé à Rome le 23/11/90 sur le thème de "la fiscalité des entreprises et l’Europe" et au terme de ce colloque.

L’Association a d’entrée de jeu noté que le sujet de la fiscalité des entreprises en Europe se situait entre une évidence qui pousse à l’optimisme et un constat pessimiste. L’évidence optimiste est qu’à partir du moment où l’Europe des 12 s’est engagée résolument dans la création d’une zone économique unifiée, il devrait en résulter des conséquences fiscales. En effet, il n’existe pas de zone économique unifiée comparable sans fiscalité des entreprises largement harmonisée. Les exemples des deux grands concurrents de l’Europe -Japon et Etats-Unis- sont clairs de ce point de vue. Mais le constat pessimiste est que l’Europe n’a pas, à ce jour, suivi un processus fédéral -à la différence des Etats-Unis- et les tentatives d’établir des règles communes dans le domaine fiscal des entreprises ont connu un très large échec. L’objectivité oblige de reconnaître que les réalisations ne sont pas à la hauteur des projets. La route fiscale est jalonnée de cadavres de textes ou de propositions enlisées dans les fossés. L’Association estime cette situation dommageable et constate que si des rapprochements se sont produits entre les fiscalités nationales au niveau des entreprises ils sont la résultante d’un mouvement international qui doit peu à l’Europe (ex : réforme fiscale du Président Reagan).

L’Association est convaincue que l’Europe doit élaborer son propre chemin fiscal, il y va de son identité, de sa crédibilité et aussi de sa prospérité et de sa puissance. Le présent rapport est une recherche de la voie de passage entre le constat pessimiste et l’évidence optimiste évoqués ci-dessus. Avant de formuler des propositions concrètes, il n’est pas mauvais d’identifier les obstacles et de les analyser pour essayer de les mieux dépasser.

Le premier rencontré sur notre chemin est que l’Europe ne s’est pas dotée des moyens juridiques d’harmonisation des fiscalités nationales. Ceci provient d’abord du silence du Traité qui ne comporte aucun élément de définition d’une politique fiscale -à la différence de ce qui existe en matière douanière ou agricole par exemple. La fiscalité y est vue en creux : elle ne doit pas créer des obstacles à la libre circulation des biens, des hommes et des services. Le seul progrès "fiscal" existant jusqu’à une période très récente avait une origine budgétaire : l’assiette commune de la TVA servant de base objective aux contributions budgétaires des Etats. En outre, toujours au plan juridique, la règle de l’unanimité qui s’applique à la fiscalité n’est pas de nature à faciliter des avancées décisives. On voit à l’inverse l’effet de la majorité qualifiée dans d’autres domaines cependant aussi sensibles sous l’angle de la souveraineté nationale (monnaie, libre circulation des capitaux). Une évolution de cette règle aurait des conséquences majeures. L’Association sait que la Commission y réfléchit et ne peut que l’y encourager.

Le second obstacle rencontré tient à l’absence d’accord entre les Douze dans le domaine fiscal. Il existe en effet des Etats qui ne souhaitent pas engager un processus unificateur au plan de la fiscalité. Celle-ci est, à leurs yeux, un objet normal de concurrence et ils n’ont aucun désir de restreindre cette concurrence. De plus, ils appréhendent que l’Europe n’ajoute une lourdeur bureaucratique à l’actuelle complexité des régimes fiscaux nationaux.

L’Association ne partage pas cette approche extrême mais reconnaît que l’argumentation développée par des pays comme le Royaume-Uni ou le Grand Duché du Luxembourg n’est pas dépourvue d’une certaine solidité et logique de fond et qu’elle recouvre en tout cas une vraie question politique. Cette question politique est que le vote de l’impôt est dans nos Etats une des expressions les plus fortes de la démocratie et du parlementarisme. Il est naturel et sain que les Parlements se posent des questions sur leur place et leur pouvoir face à tout processus harmonisateur dans le domaine fiscal. Nier ce point serait pratiquer la politique de l’autruche, ne pas vouloir chercher à le dépasser serait pratiquer une politique encore moins courageuse. La dernière série d’obstacles relève de l’ordre administratif et a trois composantes :
-  Les administrations fiscales sont puissantes et anciennes et ont quelque peine à sacrifier de leur pouvoir ;
-  La matière est hautement complexe et technique et chaque régime a sa logique ;
-  Enfin, on arrive toujours au moment crucial où se pose la simple question : "pourquoi retenir votre solution, celle de mon régime est aussi bonne, voire meilleure ?" Cette question n’est pas une hypothèse d’école mais une réalité objective.

Ce catalogue d’obstacles ne doit pas conduire à nous paralyser mais au contraire à nous dynamiser. En tout cas, il doit nous pousser non à agir de façon désordonnée mais à rechercher des voies cohérentes pour tourner ces obstacles sérieux. Ce sera notre second point.

Il s’agit de définir une véritable stratégie fiscale à moyen et long terme. Pour cette course d’endurance ou ce rallye, l’ambition des objectifs doit savoir s’adapter au relief du terrain et au rythme des divers concurrents. Un écueil nous guette tout de suite, c’est le choix de mauvaises solutions. Celles-ci consistent à présenter de grandes fresques fiscales régulières et bien balancées. L’harmonie propre de ces constructions classiques est le pire ennemi de l’harmonisation, oserions-nous écrire. Sont issus de cette vaine tendance des projets comme l’harmonisation des taux de l’impôt sur les sociétés ou de l’assiette de cet impôt. Méfions-nous aussi des projets se présentant comme la solution à tous les problèmes. Le "grand tout" fiscal n’existe pas et croire le trouver dans un régime de consolidation fiscale des groupes est plus qu’une illusion, il s’agit d’une faute. En effet, ces projets de rêve fiscal ne sont pas inoffensifs. Ils occupent le devant de la scène, mobilisent des énergies généreuses qui ne se dépensent pas ailleurs plus utilement. Surtout, ils donnent tous les prétextes à ceux qui ne veulent pas progresser en leur permettant de mettre en avant sans risque ces projets qu’ils savent irréalisables. Ainsi peuvent être décernés des brevets de "bon Européen" à bon compte. La Commission n’a pas toujours su éviter ce travers. L’Association rappelle d’autant plus volontiers ce point que ceci n’est plus vrai aujourd’hui, notamment sous l’impulsion de Mme Scrivener

L’Association appelle de ses vœux l’émergence d’un réalisme fiscal européen dynamique et concret orienté autour des trois approches immédiates suivantes :
-  Traiter de la fiscalité des activités concurrentielles en toute première priorité. Ceci veut dire la fiscalité des entreprises d’abord (en dehors de l’entreprise, on peut songer à la fiscalité de l’épargne mais ce n’est pas l’objet du présent rapport) ;
-  traiter de sujets limités, bien ciblés et ne touchant pas à des principes fiscaux essentiels à la souveraineté fiscale des Etats. Ce n’est pas que l’Association ne souhaite pas aller au- delà mais le réalisme s’y oppose pour l’instant ;
-  traiter de sujets utiles et concrets pour l’amélioration de la vie quotidienne des entreprises européennes et l’émergence de groupes européens, gage de puissance et de développement économique face aux deux grands concurrents le Japon et les Etats-Unis.

Ces trois approches sérieuses de la fiscalité des entreprises en Europe ne sont qu’un moyen et non une fin. Elles devraient guider l’action fiscale positive pour les trois à cinq ans qui viennent. Mais elles n’ont qu’un aspect purement méthodologique, encore faut-il leur trouver un point d’impact précis immédiat. Il nous semble que celui-ci réside dans la notion de "transfrontaliérité". Derrière ce mot barbare, se cache une profonde convergence avec un marché intérieur unique européen sans frontières. Ce sans frontières ne doit pas être mal interprété. En effet, la frontière fiscale qui marque la limite entre deux budgets, entre deux pouvoirs de taxation va demeurer pendant encore longtemps. Ce que l’Europe du marché unique doit apporter tout de suite, c’est que la frontière n’ajoute rien à ce qui existe au plan interne, c’est-à-dire n’ajoute ni une taxation, ni une formalité qui n’existerait pas si l’opération avait eu lieu au sein d’un Etat membre. Aujourd’hui, on constate que la frontière n’est pas neutre. Une telle situation est parfaitement normale entre deux Etats ordinaires, à condition de ne pas être excessive. Telle est la tâche des conventions fiscales internationales qui réduisent les phénomènes de double imposition, connus des fiscalistes sous le nom de frottements fiscaux. Ces frottements existent, les conventions viennent les atténuer, c’est la norme internationale classique. Mais cela doit-il être la norme européenne ? La réponse est évidemment non sauf à contredire la création voulue d’un espace unique sans frontières. Cette fois, les traditionnels frottements fiscaux sont de trop. L’espace intérieur unique européen ne peut pas s’accommoder des doubles impositions, pas plus que des taxations spécifiques aux frontières, pas davantage que des formalités particulières au franchissement des frontières. Ce champ d’action est simple et vaste à la fois. Il répond à une logique unique, rendre les régimes fiscaux nationaux compatibles avec un marché unique sans frontières, c’est-à-dire euro-compatibles. L’objectif immédiat qui se présente peut se décomposer en deux propositions :
-  Supprimer les frottements fiscaux frontaliers,
-  le faire non entre deux Etats mais entre tous les Etats de la CEE (on substitue une approche multilatérale à l’approche bilatérale des traités fiscaux). La stratégie fiscale européenne étant ainsi définie, il s’agit maintenant d’ouvrir des chantiers concrets. L’Association s’est, à ce stade, limitée à quatre chantiers.

• Le premier est la disparition totale des retenues à la source frappant les trois flux financiers des entreprises : dividendes, intérêts et redevances. Certes, l’Europe a, en 1990, après plus de vingt ans de gestation adopté une directive supprimant les retenues sur dividendes à compter du 1/1/92 pour les dividendes provenant de filiales européennes détenus à 25 % et plus (régime mère européen). Certes, la Commission vient d’adopter une proposition de directive étendant cette suppression aux intérêts et redevances payées entre entreprises d’un même groupe, c’est-à-dire les sociétés mères et leurs filiales détenues à 25 % et plus. L’Association considère que cette directive et ce projet (s’il est adopté) constitueront, quand ils seront en vigueur, des progrès réels dans la bonne voie mais des progrès insuffisants. En effet, c’est la suppression complète de toutes les retenues à la source dans les relations entre entreprises parentes ou non qui doit être réalisée. On n’aperçoit pas de motifs de limiter cette suppression aux seules mères et filiales (25 % et plus). Le seul exemple des redevances montre que la retenue n’est pas plus justifiée pour une redevance entre sociétés parentes que pour une redevance versée entre sociétés non parentes. On voit clairement ici qu’il n’y a pas d’enjeux de principes fiscaux (cf conventions existantes), pas d’enjeux budgétaires sérieux (un étalement sur quelques années peut se concevoir pour les Etats plus fragiles de la CEE) et pas d’enjeux de fraude fiscale s’agissant d’organismes soumis à comptabilité.

• Le second chantier, un peu plus complexe mais non moins essentiel, est celui de la suppression de toute double imposition des dividendes. La disparition proposée des retenues à la source va dans le bon sens à cet égard mais est insuffisante. En effet, demeure le sujet de l’avoir fiscal. Pourquoi celui-ci, dans de très nombreux cas, ne franchit-il pas la frontière ? Tel est le cas justement pour les dividendes reçus par des sociétés mères. Le sujet est difficile mais il a déjà été en partie résolu dans certaines conventions (cf projet de convention fiscale entre la France et l’Italie déjà ratifiée par le Parlement français). Un effort supplémentaire est nécessaire soit sous la forme de l’octroi d’un crédit d’impôt, soit sous la forme plus audacieuse d’un remboursement. On établirait enfin, dans la mesure de la rentabilité de l’investissement, une neutralité entre l’investissement national et l’investissement transfrontalier. L’Association souhaite que la commission ouvre résolument ce chantier très important pour les groupes européens.

• Le troisième chantier est largement entrepris. En effet, après là aussi vingt ans de maturation, la CEE a adopté en juin 1990 une directive créant un régime fiscal des fusions au plan européen. Ce texte applicable au 1/01/92 devrait faciliter grandement les rapprochements entre entreprises européennes, notamment en ce qui concerne les apports partiels d’actifs et les échanges de titres (les fusions ou scissions se heurtant encore à des obstacles juridiques dirimants la plupart du temps). L’effort à faire ici est plus circonscrit et limité, mais il est primordial, il faut que la Commission veille à ce que le texte adopté soit appliqué libéralement par les Etats et non avec réticence. Il serait très inopportun de faire jouer ici des craintes d’abus pour créer des procédures d’autorisation préalable. Par ailleurs, il y aura lieu de creuser un peu plus le sujet des fusions et des scissions pour permettre l’utilisation de ces modalités. De même, serait-il judicieux que les offres publiques d’échange (OPE) puissent librement se faire d’un Etat à un autre.

• Le quatrième chantier se situe dans le cadre de la notion de groupe en se gardant comme nous l’avons indiqué précédemment, de l’Europe du rêve sous la forme d’un régime universel de consolidation fiscale. L’ambition doit être plus modeste mais bien calibrée.

La Commission, en adoptant sous l’impulsion de Mme Scrivener une proposition de directive autorisant la remontée de certaines pertes en provenance des succursales et des filiales détenues à 75% et plus, va dans le bon sens. Certes, l’adoption de ce texte sera difficile et peut-être même devra-t-elle être différée pour les filiales. Cependant, la voie qui consiste à rendre la frontière neutre (aussi neutre que possible) au passage des résultats est la bonne.

En souhaitant l’adoption du projet de directive, l’Association voudrait aussi que l’on aille plus loin dans le sens notamment de la coopération entre entreprises européennes non parentes. C’est ainsi que s’il y a un G.I.E européen, son absence de transparence fiscale transfrontalière en fait un oiseau à qui il manque une aile. De même, pour de grands projets transeuropéens (ex : le lien fixe transmanche), la transparence fiscale serait heureuse : que cette voie soit délicate et devra être sérieusement encadrée, l’Association en est convaincue. Elle estime ainsi que, le cas échéant, la technique de l’agrément de projets ou la compensation budgétaire entre Etats devraient être utilisées pour acclimater la formule ou la rendre réellement neutre. Un effort d’imagination est ici clairement nécessaire.

En conclusion, ces quatre chantiers paraissent constituer un cadre d’effort à moyen terme (3 à 5 ans). L’Association Europe et Entreprises y attache la plus haute importance et sait que leur réalisation sera semée d’embûches. Elle est également persuadée que ces quatre voies en ouvriront très rapidement d’autres et que l’audace et l’ambition d’aujourd’hui apparaîtront bien timorées dans un lustre. Entamons donc cette construction fiscale européenne des entreprises sans arrière-pensées ni regrets. Chaque résultat positif, même mineur, sera un gage pour d’autres résultats.

Si l’Association se veut réaliste et pragmatique et ne souhaite pas faire de l’harmonisation fiscale pour l’harmonisation fiscale, elle demeure très ambitieuse et situe son action dans le long terme. En tout cas, le temps ne lui paraît pas venu où l’on pourra se demander si l’on n’en a pas fait assez en matière de fiscalité des entreprises en Europe. Cette idée n’est, à l’évidence, pas d’actualité alors que l’on vient seulement d’avoir quelques premiers résultats par l’adoption de textes dont l’encre n’a pas encore eu le loisir de sécher.